Rapide cadre historique du "Mai français"
* Bref tour d’horizon économique
La période précédant Mai 68 est marquée par une très forte croissance économique de la France. L’idéologie économique domine, le maître mot est l’expansion. Une restructuration capitaliste sans précédent, assortie de subventions étatiques, voit naître des fusions et la formation de consortiums industriels, avec à la clé un renforcement du contrôle des grandes banques.
Des suppressions de postes ont lieu mais surtout une "rationalisation" du travail (taylorisation : travail parcellaire à la chaîne) instaurant des "cadences infernales" sous la férule menaçante de l’encadrement (maîtrise, "petits chefs"…).
Parallèlement, l’état gaulliste tout en accumulant des réserves d’or considérables profitant des accords de Bretton Woods (1944) qui assurent la conversion du dollar en or, promeut une lourde technobureaucratie qui planifie cette croissance.
Les villes prennent de l’ampleur en une décennie avec la construction de quartiers périphériques constituant des cités dortoirs de grands ensembles (ZUP avec HLM) qui côtoient des zones industrielles.
L’ennui au sein du béton rapidement va poindre… et le supermarché tout neuf qui a remplacé la petite épicerie et autres commerces de quartier ne le comblera pas longtemps ; pas plus que la télévision qui équipe de plus en plus de foyers.
Une crise économique en 1967-68, liée aux reconversions économiques, va avoir pour conséquence un début de chômage non négligeable, d’autant que nombre de petits agriculteurs, mais aussi de pêcheurs ou d’artisans, désormais non rentables sur le nouveau terrain économique, vont grossir régulièrement cette "armée industrielle de réserve", au grand plaisir des patrons qui en profitent pour limiter la moindre revendication de ceux qui ont du boulot – "classique" chantage - (en moins d’un an le nombre des chômeurs est passé de 270 000 à 470 000 en Mai 68).
Ainsi, même si la consommation de masse est encouragée (en terme de loisirs, appareils ménagers, automobiles…) toute une partie de la population française vit dans des conditions très difficiles et souvent extrêmement précaires. C’est le cas des jeunes issus du milieu rural que le manque d’avenir a poussé vers les villes et les centres industriels. Ils vont constituer un prolétariat "sous-qualifié", particulièrement exploité, logeant dans des endroits sordides ou dans des foyers où ils n’ont aucun droit. Il faudra compter avec eux au cours du soulèvement de Mai…
Une autre partie de la jeunesse prolétarisée qui jouera un rôle important est issue des grands ensembles et des "nouveaux" quartiers dont le cadre n’incite pas à la franche gaîté et aux activités permettant de se réaliser, d’autant que "métro-boulot-dodo" est la règle pour les parents.
Toute une frange révoltée constituera les fameux « blousons noirs » qui feront peur aux bourgeois et autres "braves gens", plus à cause de leur apparence ou d’exactions supposées que de violences réelles graves.
D’autres catégories de pauvres et d’exploités (plus de 10 millions de personnes) souffrent dans cette société que le capital remodèle. Il s’agit des retraitéEs, des ouvrierEs spécialiséEs (OS), des travailleurs immigrés, des ouvriers agricoles, des apprentis mais aussi des petits paysans qui ne peuvent plus joindre les deux bouts.
Au sein de la « classe ouvrière » on constate de fortes différences de salaire entre Paris et la province. Le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) existe – il est très bas - et concerne un ouvrier sur 5. Le temps de travail moyen a augmenté (autour de 45 heures par semaine), le rythme du travail également et parallèlement le respect des règles de sécurité reste à l’état de recommandation (en 1968, sur 16,5 millions de salariés, 2,5 millions d’accidents du travail sont déclarés à la sécu).
* Le terrain social et politique
En 1968, les conséquences du colonialisme français restent vives et la décolonisation "violente" a laissé des traces importantes et sanglantes : guerre d’Indochine, 1945/1954 – insurrection à Madagascar en 1947 – expédition de Suez en 1956 – guerre d’Algérie, 1954/1962, après les bombardements français de mai 1945 pour écraser la révolte de Sétif et Guelma (plusieurs dizaines de milliers de morts !).
Une partie importante de la population et particulièrement de la jeunesse ne peut accepter ce que fut le comportement de l’état qui a bénéficié de toutes les connivences - ou parfois d’une "neutralité bienveillante" - de son personnel politique, des "socialistes" à l’extrême droite. Cela va entraîner l’apparition d’un pôle radical à la gauche de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière : socialos) et du PCF (Parti Communiste Français). Par exemple, plusieurs groupes trotskistes, quelques groupes anarchistes et maoïstes se développent ; le PSU (Parti Socialiste Unifié) voit le jour… Le syndicat étudiant UNEF (Union Nationale des Etudiants de France), où s’expriment des courants révolutionnaires, atteint 100 000 membres en 1962.
Parallèlement, plusieurs organisations réclamant l’indépendance des territoires dans les DOM-TOM s’organisent sur des positions dures.
Évidemment la naissance, la renaissance, de groupes, organisations ou partis ne saurait minimiser l’importance sur le terrain de la participation active d’un grand nombre de personnes non encartées.
On ne peut oublier, au regard de l’importance du phénomène et compte tenu des graves conséquences, le fait que pour s’opposer à l’extrême droite, regroupée en l’occurrence dans l’OAS, et aux militaires "factieux", partisans de l’Algérie françaises (coup d’état d’Alger en 1961), coupables d’attentats et autres crimes racistes , le pouvoir gaulliste a créé et largement développé des réseaux clandestins et des "polices parallèles", les fameuses "barbouzes", "les hommes à l’imperméable et au feutre". En Mai 68, on retrouvera côte à côte les fachos de "l’Algérie française", amnistiés, libérés ou ayant échappé à la prison, et les nervis des officines gaullistes chargés initialement de combattre les premiers afin d’assurer une répression sévère, voire meurtrière… Les CDR (comités de défense de la République) auront alors carte blanche et se déchaîneront contre les grévistes et les militants révolutionnaires.
A la veille des "événements de Mai", les partis de droite organisent des transactions, les partis de gauche traditionnels - tous convaincus de parlementarisme - recherchent la mythique "unité", le syndicalisme, bien que désuni, a définitivement opté pour le réformisme social, en dépit des oppositions des minorités anticapitalistes et anarcho-syndicalistes.
La CNT – AIT (confédération nationale du travail - association internationale des travailleurs) regroupe des anarcho-syndicalistes, mais son existence est plutôt symbolique. Toutefois dans les mois qui précèdent Mai, dans les colonnes de son mensuel "Le Combat syndicaliste", deux remarquables articles : « Vive l’Action Directe » et « Le volcan gronde » énoncent des éléments que les "événements" mettront sur le devant de l’actualité
Il convient de faire une remarque particulière concernant la CFDT née d’une scission en 1964 du syndicat chrétien CFTC : la jeune CFDT [elle a bien changé depuis et s’est vite débarrassée de celles et ceux qu’elle nomma « les moutons noirs » !] même si ses oripeaux chrétiens lui collent à la peau, accepte dans ses rangs des militantEs d’extrême gauche et divers contestataires exclus ou fuyant les staliniens, largement majoritaires à la CGT où le PCF fait la pluie et le beau temps. Elle fait figure de syndicat d’ouverture perméable aux idées contestataires ; elle ne tardera pas d’ailleurs à lever l’étendard de l’autogestion (ses heures de gloire, elle les aura au cours du conflit Lip à Besançon…).
* Le mouvement ouvrier
Tandis que le mouvement syndical multiplie les journées nationales d’action bien encadrées et rituelles, dans les entreprises, des conflits locaux souvent longs et très durs apparaissent, et ce depuis 1966 (Janvier 1967 un mois de conflit chez Dassault à Bordeaux- Besançon conflit chez Rhodia puis à Lyon et Péage du Roussillon,dans le même groupe – chez Berliet à Lyon – un mois de conflit chez les mineurs lorrains en Mai 67 – deux mois de grève aux chantiers navals de St-Nazaire …).
Souvent les cortèges syndicaux avec leurs "services d’ordre" sont débordés, des affrontements violents ont lieu avec les CRS, les grèves de 24 heures sont critiquées (Le Mans, Mulhouse, Lyon, Caen, Redon et d’autres villes de l’ouest…).
L’agitation ne cessera pas jusqu’au mois de Mai 1968.
A Caen, en particulier, aux usines Saviem, les jeunes prolétaires, manœuvres et OS, dès janvier 1968 entament une grève sévère que les syndicats suivent tant mal que bien ; ils seront vite dépassés : occupation, barricades, interventions des CRS pour faire pénétrer des jaunes dans l’usine, mais aussi grève de solidarité de grosses boîtes de la région en grève illimitée (Jaeger, Sonormel). Des affrontements très violents ont lieu, les ouvriers s’arment, des incendies sont allumés, des vitrines brisées… (200 blessés dont 36 flics, 5 peines de prison ferme tombent…). D’autres boîtes de Caen se mettent alors en grève (Radiotechnique, SMN, Moulinex) ainsi que des entreprises du Calvados (grève illimitée chez Marrel) et dans l’ouest du pays ; c’est le cas à Fougères, Quimper, Redon, Honfleur, La Rochelle. Les marins pêcheurs (salariés et artisans) de Boulogne à Cherbourg sont en grève illimitée.
Des liens de solidarité se tissent entre les grévistes et les étudiants, enseignants et petits commerçants. Les syndicats sont souvent impuissants pour garder le contrôle des mouvements. Les revendications dépassent souvent le strict cadre des hausses de salaire, la hiérarchie est mise en cause ainsi que les cadences ; on revendique du temps libre.
* Le mouvement étudiant
La jeunesse étudiante, entre autres, est très sensible à la guerre du Vietnam conduite par les États-unis avec son cortège d’atrocités. L’impérialisme américain fait l’unanimité contre lui. Cet élément sera important dans les mois précédant Mai 68. Il sera relativement fédérateur des diverses tendances d’extrême gauche et révolutionnaires et poussera à l’engagement de nombreux jeunes (et au-delà…) dont certains militeront ensuite dans les organisations ou du moins resteront mobilisés contre un «ordre mondial » qui ne leur convient pas.
Autre point à souligner, la rupture des étudiants (mais aussi de nombreux jeunes prolétaires révoltés) avec le mouvement "communiste" traditionnel, représenté par le PCF et la CGT (son "appendice syndical" ou "courroie de transmission" en milieu ouvrier, à cette époque).
Les "responsables" du comité central du PCF ont des expressions du type : « Les agitateurs - fils à papa empêchent les fils de travailleurs de passer leurs examens… » (Pierre Juquin à Nanterre le 26 avril 1968, à propos des grèves étudiantes. Il devra prendre précipitamment la fuite…). Les deux Georges, Marchais (PCF) et Séguy (CGT) rivalisent de bêtise et d’insultes réactionnaires à l’encontre des étudiants révoltés. Les membres de l’UEC (union des étudiants communistes) scandent le 1er Mai 1968 « Au boulot les fils à papa » (ce qui en dit long sur leur niveau politique et leur sens de la dialectique). Ce même Premier Mai, les étudiants dans le cortège parisien répondent par l’Internationale à la Marseillaise entonnée par les "communistes". Il y a des affrontements (17 blessés), tandis que les drapeaux noirs sont arrachés et déchirés…
Même si, à la base, nombre de militants communistes participent aux divers mouvements avec beaucoup d’engagement personnel et de sincérité, la rupture est bien réelle, profonde et sera durable. Les responsables en particulier et autres bureaucrates ne seront pas épargnés par une critique sans concession dans des pamphlets, analyses théoriques… (on peut rappeler une citation apparue après les "événements": « Lisez l’Humanité à haute voix et vous sentirez mauvais de la bouche »).
D’ailleurs au sein du mouvement révolutionnaire, la dénonciation du stalinisme et des "stals" sera un point très important (sinon essentiel). Cela sera le cas pendant de nombreuses années. Les maoïstes – staliniens purs et durs - qui reprochent au PCF d’avoir trahi "l’idéal" stalinien auront, sur ce terrain, fort à faire avec les militants trotskistes, anarchistes et bien sûr avec les Situationnistes (et leurs "descendants" et autres Enragés…
Dans les mois qui précèdent Mai 68 de nombreux affrontements avec les militants d’extrême droite ont lieu en province (Toulouse et Aix en Provence entre autres) et à Paris. Le groupe fasciste "Occident" profère des menaces et passe souvent très violemment à l’acte ; évidemment les ripostes sont à la hauteur. Le gouvernement prendra prétexte de ces faits pour faire donner à plusieurs reprises ses flics.
Tandis qu’à Nanterre, dès l’automne 1967, l’agitation s’est propagée, 142 étudiants militants dans divers groupes d’extrême gauche (JCR [jeunesse communiste révolutionnaire] : trotskistes – CLER [comité de liaison des étudiants révolutionnaires] qui deviendra FER [fédération des étudiants révolutionnaires] : trotskistes lambertistes ancêtres du PT [parti des travailleurs] – UJCml [union des jeunesses communistes marxistes léninistes] : maoïstes prochinois), et libertaires (LEA [liaison des étudiants anarchistes]), en dépit de leur petit nombre, vont jouer un rôle important en créant le "Mouvement du 22 Mars" (Toulouse verra le "Mouvement du 25 Avril" créé après des affrontements avec l’extrême droite).
Le groupe des "Enragés" souvent influencés par les thèses et la pensée situationnistes (situ.), même s’il ne fait pas partie de ce fameux "Mouvement" aura lui aussi un rôle souvent décisif en portant haut la critique la plus radicale, en refusant tout compromis et en s’attaquant, avec une lucidité et une intelligence rares, à toutes les formes de domination, d’oppression et donc de soumission (y compris au sein du mouvement révolutionnaire ) présentes et en gestation (dont nous subissons les effets directs aujourd’hui avec la cybernétique [définition du Robert : « science constituée par l’ensemble des théories relatives au contrôle, à la régulation et à la communication dans l’être vivant et la machine », sans commentaire…] et l’agression publicitaire par exemple).
Les Enragés et les Situationnistes restent dans les mémoires pour les affiches, graffitis, inscriptions diverses et bombages humoristico-décapants et souvent volontairement provocs - mais pas seulement - dont les murs de Mai se firent les supports et qui parcoururent le monde.
Nous n’avons ni la place, ni les compétences pour présenter les écrits des Situationnistes, cependant nous ne saurions trop recommander la lecture de deux ouvrages sortis en 1967 et 1968 qui eurent une forte influence en Mai et longtemps après (et qui restent d’une fulgurante actualité) : « La société du spectacle » de Guy Debord et le « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » de Raoul Vaneigem. Ces deux auteurs appartenaient à l’IS (Internationale Situationniste : 1957-1971) pour laquelle la révolution mondiale et totale passait par l’instauration de "Conseils Ouvriers".
Un fameux exemple des pratiques de l’IS est l’affaire de Strasbourg : affichant et criant fort une critique et un mépris du syndicalisme étudiant, les Situs s’emparent du bureau de l’UNEF en épuisent les caisses en publiant une brochure rageuse et lucide d’un de leurs membres (Mustapha Khayati) : « De la misère en milieu étudiant » en décembre 1966. En janvier 67 ils décident de fermer le "bureau d’aide psychologique universitaire", critiquant radicalement les pratiques psychiatriques qui encagent la pensée. Évidemment le bureau de l’UNEF est dissous, le « président » est exclu de l’université…
Autre exemple, les télégrammes envoyés par le "comité d’occupation de la Sorbonne" (place forte des Enragés et Situationnistes) le 17 mai 1968. Voici le début de ceux envoyés au « bureau politique du parti communiste de l’URSS Le Kremlin Moscou » et au « bureau politique du parti communiste chinois porte de la paix céleste Pékin » :
« Tremblez bureaucrates - stop – Le pouvoir international des conseils de travailleurs/ouvriers va bientôt vous balayer- stop – L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste- stop - … »
* Les premiers "événements" de Mai 68
« La plus belle sculpture
C’est le pavé de grès le lourd pavé cubique
C’est le pavé qu’on jette sur la gueule des flics »
Le pavé sera le symbole des "journées de Mai", tant comme projectile contre les CRS qu’en terme de matériau pour les barricades ou, tout simplement, pavage des rues arpentées quotidiennement au cours des manifs.
Le 2 Mai, le doyen de Nanterre décide de fermer la fac de lettres pour la deuxième fois depuis le début de l’année à la suite, entre autres, des affrontements entre l’extrême gauche et les fachos (des menaces de destruction des sujets d’exams, de divulgation des corrigés, de vols de dossiers et d’occupation des centres d’examens… pèseront également dans la décision).
Le 3 Mai, l’UNEF et le "Mouvement du 22 Mars" réagissent dans la cour de la Sorbonne. Le meeting dure… Étudiants du PCF et révolutionnaires s’affrontent verbalement.
Quelques fascistes du groupe "Occident" contre-manifestent boulevard St Michel. On s’arme dans la Sorbonne sur proposition des "Enragés" et L’UNEF organise un "service d’ordre". 1500 CRS et gardes mobiles investissent alors le Quartier Latin puis envahissent la Sorbonne. Pendant plus de 2 heures les étudiants garçons sont embarqués par les flics. Le Quartier Latin se soulève alors au passage des cars, malgré les appels au calme de l’UNEF et d’autres groupes d’extrême gauche. Quatre heures d’affrontements, 72 policiers blessés, 600 arrestations, 4 condamnations à de la prison ferme… Pour la première fois le cri « CRS – SS » est lancé par des milliers de voix.
UNEF et SNESup (syndicat national de l’enseignement supérieur) lancent alors un mot d’ordre de grève illimitée dans l’enseignement supérieur.
Une manif était déjà prévue le 6 Mai. Elle promet d’être importante, d’autant que désormais la police occupe la Sorbonne et que 8 militants du "Mouvement du 22 Mars" doivent ce jour-là passer en conseil de discipline (un "Enragé", Gérard Bigorgne en Avril avait déjà été exclu pour 5 ans de toute université !).
Ainsi le lundi 6 Mai, à l’encontre de la stratégie de l’UNEF et du SNESup, 16 000 manifestants (étudiants, lycéens, profs, chômeurs, ouvriers, "blousons noirs") affrontent pendant 16 heures d’affilée la flicaille, boulevard Raspail, dans des combats de rue extrêmement violents (voitures renversées, incendies, barricades, pillages de magasins…), boulevard St Germain (487 blessés, dont de nombreux policiers). Les premiers drapeaux noirs fleurissent.
La CGT, par la voix de Séguy, dénigre violemment les manifestants.
La presse et le spectacle politique pour lesquels un mouvement sans "leaders" ni "têtes pensantes" n’est pas envisageable vont créer trois "têtes d’affiche" médiatiques du mouvement : Jacques Sauvageot (président par intérim de l’UNEF, membre du PSU [parti socialiste unifié, parti politique à la gauche de la gauche institutionnelle, proche de la CFDT, "autogestionnaire", antistalinien ? fondé en 1960 auto-dissous en 1989]), Alain Geismar (secrétaire général du SNESup qui sera un fondateur de la "Gauche Prolétarienne" [maos]), Daniel Cohn-Bendit membre alors du groupe anarchiste "Noir et Rouge" et également du "Mouvement du 22 Mars".
Le lendemain, 45 000 manifestants ; un certain nombre livre bataille contre la police, boulevard Raspail après minuit, et ce, malgré la dispersion ordonnée par l’UNEF.
Le 8 Mai, le conseil des ministres maintient une position dure malgré des propos plutôt apaisants du ministre Peyrefitte de l’éducation nationale. Mais la « crise universitaire » touche désormais toutes les universités.
30 000 étudiants se rassemblent à la halle aux vins à Paris (fac des sciences) ; les membres de la CGT, à la tribune du meeting, se font siffler. Une manif se forme vers 22h ; Le service d’ordre de l’UNEF empêche les manifestants les plus décidés d’affronter la police. Ces derniers parlent de "trahison", terme d’autant plus justifié que des négociations ont eu lieu dans l’ombre, se soldant par la promesse gouvernementale de réouverture des facs et la "libération" de la Sorbonne si la journée "se passe bien"…
Ainsi le 9, le recteur, selon l’accord conclu avec l’UNEF et le SNESup, annonce la reprise des cours à Nanterre et la Sorbonne. Des milliers de manifestants se rassemblent boulevard St Michel et mettent en accusation les "leaders" syndicaux (en particulier Geismar et Sauvageot). En effet la Sorbonne est toujours aux mains des flics. Geismar fait amende honorable ! Aragon, stalinien non repenti et "patriote professionnel", est pris à partie, en particulier par Cohn-Bendit qui propose à 3 000 étudiants de rejoindre le meeting de solidarité internationale de la JCR qui se tient se soir-là. Cela a pour conséquence d’éviter la bataille avec les flics venus en très grand nombre. Une manif est prévue pour le lendemain, décision confortée par le refus catégorique ministériel de rouvrir la Sorbonne.
Le 10 Mai au matin, réouverture de Nanterre et … grève des profs du SNESup.
Dans l’après-midi, plus de 20 000 personnes se retrouvent place Denfert-Rochereau ; décision : se rendre à l’ORTF (office de radio-télévision française) en passant par la prison de la Santé et le ministère de la "justice". Tous les ponts de la Seine étant tenus par la police, les manifestants décident d’occuper le Quartier Latin. Malgré, une fois encore, l’opposition de l’UNEF, des barricades sont spontanément érigées (une soixantaine). En pleine nuit et pendant 4 heures, les barricadiers, dont une forte proportion d’anarchistes (souligné par René Viénet), de nombreuses filles, des centaines d’ouvriers, « bien moins d’une moitié d’étudiants » [écrit René Viénet dans son ouvrage « Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations »], de nombreux lycéens, beaucoup d’étrangers, des "blousons noirs"…, cernés par les flics vont résister aux assauts policiers d’une rare brutalité. Les révolutionnaires de tous horizons sont présentEs ; drapeaux noirs et drapeaux rouges éclairent les pavés entassés, tandis que nombre d’habitants du quartier portent assistance aux émeutiers. On relève des centaines de blessés dans les deux camps. La répression policière est spectaculaire.
Ce sera la "Nuit des Barricades", l’émeute est devenue insurrection. Dans le pays c’est un choc considérable ! L’info fait le tour du monde…
Le 11 Mai, le Quartier Latin est le théâtre de rassemblements spontanés de lycéens, ouvriers, étudiants. La grève s’étend à presque tous les lycées et facs en province et des occupations ont lieu à Bordeaux, Strasbourg, Lyon, Nantes (déjà dès la fin 1967, dans cette ville les étudiantEs radicaux après avoir « pris la section locale de l’UNEF », supprimé le "bureau d’aide psychologique universitaire", organisé « à plusieurs reprises l’invasion des résidences universitaires, les garçons chez les filles, puis la réciproque » [René Vienet, ouvrage cité précédemment], avaient occupé le rectorat, participé à des émeutes, occupé à 1 500 le « palais de justice de Nantes, pavoisé pour l’occasion de drapeaux noirs et de drapeaux rouges »…).
Pompidou, alors premier ministre revient d’un voyage en Afghanistan et ne peut que reconnaître que l’état et son gouvernement viennent de perdre la bataille ; les étudiants condamnés seront libérés, La Sorbonne rouverte et le Quartier Latin évacué par la police le 13 Mai.
Tandis qu’en province des petits groupes réactionnaires s’opposent à la grève avant le 13 Mai, que des contradictions apparaissent dans les syndicats (CFDT, UNEF, SNESup), le mouvement prend de l’ampleur grâce à l’action des éléments radicaux (facs de sciences et de lettres étant dans la quasi-totalité à l’initiative des luttes) ; la grève est effective véritablement à partir du 9 Mai avec pour principal "mot d’ordre" : « Halte à la répression », même si dans les lycées elle commence à s’organiser dès le 6 sur des bases autonomes (formation des CAL [comités d’action lycéens]).
Le "Conseil Étudiant" de l’université de Strasbourg élu en assemblée générale, en dehors de toute organisation syndicale, est un exemple de démocratie directe. Il proclamera l’autonomie de l’université, niant de fait toute autorité de l’état au sein du campus universitaire et pendant plus d’un mois les étudiants imposeront cette "ligne" constituant un symbole national extraordinaire pour les autres universités.
Dans les lycées, des "cahiers de doléances" circulent. Partout l’enseignement magistral est remis en cause ainsi que la discipline rigide ; l’administration est contestée, la répression n’est plus supportée et la liberté d’expression politique revendiquée ainsi que la participation directe aux affaires scolaires…
Signalons que dans les lycées techniques, en province comme à Paris, le mouvement a la même ampleur (sinon davantage) que dans les lycées d’enseignement général (exemple en Moselle avec 99% de grévistes le 8Mai dans ces établissements).
Concernant les syndicats ouvriers dits représentatifs, au début des "événements", la CFDT est embarrassée par le désaveu du SGEN (syndicat général de l’éducation nationale) du mouvement "étudiant" du 4 Mai, FO reste "apolitique", tandis que la CGT, à l’instar du PCF, tient le type de propos que nous avons déjà évoqués.
C’est à partir du 8 Mai qu’une évolution se dessine : L’UR-CFDT Paris déclare approuver les revendications étudiantes, la CGT, La CFDT (comme confédérations) et la FEN (fédération de l’éducation nationale) protestent contre la violence policière et acceptent une rencontre avec l’UNEF. Cette dernière entend conserver sa liberté et, finalement, après un communiqué commun demandant l’amnistie des manifestants condamnés et le respect des libertés syndicales et politiques, des manifs sont décidées à l’échelle nationale pour le 14 Mai ; cette décision sera remplacée par celle d’une journée de grève générale le 13 Mai.
Il convient de préciser que sur le terrain, à la base, cette "unité étudiants-ouvriers", est largement passée dans les faits, en particulier dans l’ouest et en Bretagne mais aussi à St Etienne et dans le Nord.
A Toulouse le « Mouvement du 25 Avril » à l’initiative de la grève étudiante s’oppose bruyamment aux "bureaucrates" de la CGT, CFDT, SGEN, FEN et UNEF. A Marseille, le 11 Mai des dizaines de milliers de manifestants réalisent l’unité "manuels-intellectuels", jeunes et adultes plus âgés ; une banderole « CRS – SS » est fixée sur la façade de l’hôtel de ville.
Le 13 Mai, la grève générale est un succès relatif d’un point de vue numérique ; par contre elle est un réel succès politique et en termes de manifs : à Paris près d’un million de manifestants, 50 000 à Toulouse, idem à Marseille, 40 000 à Lyon, 20 000 à Nantes et au Mans… De Gaulle est conspué, les manifestants exigent son départ. De longs affrontements ont lieu avec la police à Nantes, Clermont-Ferrand et au Mans où les préfectures sont attaquées. A Caen, les étudiants sont bloqués par le service d’ordre de la CGT. De fait, d’une manière générale, les relations entre étudiants révoltés et les responsables de ce syndicat ne s’améliorent pas…
Le 14 Mai la Sorbonne est occupée par les éléments les plus radicaux. Le "Comité d’Occupation de la Sorbonne" est organisé par le "Comité Enragés – Internationale Situationniste" (15 élus révocables à tout moment) ; il appelle à l’occupation des usines par les travailleurs et à la création de conseils ouvriers. Un florilège des plus belles phrases de Mai, issues des écrits des Situs, décoreront les murs. Fuyant les magouilles groupusculaires et les "récupérateurs, Enragés et Situationnistes créeront le CMDO (comité pour le maintien des occupations qui s’installera à l’institut pédagogiques. Le théâtre de l’Odéon sera également occupé et les Beaux-Arts deviendront atelier populaire de création (bientôt célèbre grâce à se affiches !).
* La grève de Mai 1968
On considère que la grève a débuté en Lorraine à l’usine Claas de Woippy le 14 Mai. Le même jour, elle touche Sud-Aviation à Nantes avec fraternisation ouvriers-étudiants, occupation, séquestration du staff patronal, piquet de grève et mise en place d’une organisation pour un conflit long et dur. La grève gagne ensuite toutes les usines Renault, Berliet, Rhodiaceta, Rhône-Poulenc, SNECMA. L’occupation est à l’ordre du jour. La plupart des gares sont aux mains des cheminots ainsi que les centres de tri postal. Air-France, la RATP entrent dans le mouvement… Bientôt tout le pays connaît la grève générale en dehors de toute consigne syndicale.
A partir du 18 Mai les appareils syndicaux vont réagir en tentant de fractionner cet énorme mouvement général en une série de grèves de boîtes avec leurs revendications matérielles particulières ; leurs militants prendront souvent le contrôle des comités de grève. Des responsables de la CFDT et de FO déclarent cependant soutenir les occupations et souhaitent un rapprochement avec les étudiants. Dans les endroits où ils sont présents les militants des groupes d’extrême gauche poussent à l’occupation.
Le 22 Mai la France compte 9 millions de grévistes.
René Viénet écrit : « La CGT et le PC débordés de toutes parts dénonçaient toute idée de "grève insurrectionnelle" tout en faisant mine de durcir leurs positions revendicatives ». Séguy déclarait que « ses dossiers étaient prêts pour une éventuelle négociation » ». De fait, les appels à la responsabilité se multiplient, pas seulement du côté gouvernemental. Alain Delale et Gilles Ragache, historiens et auteurs de « La France de 68 » écrivent :
« Progressivement, les mots d’ordre locaux s’uniformisent et les négociations vont se dérouler à Paris entre le patronat et les permanents syndicaux, éloignant les travailleurs de leurs propres revendications. La grève canalisée devient sage. »
La paralysie de l’économie pousse les habitants à s’organiser, à communiquer à trouver des solutions originales aux problèmes matériels comme l’alimentation ou la santé (par exemple des bons d’alimentation ou d’essence sont édités, les services de santé fonctionnent, des convois ferroviaires de vivres circulent, des agriculteurs offrent ou vendent à bas prix leurs produits, des collectes en faveur des grévistes sont organisées…) ; des formes d’autogestion à la base fonctionnent même timidement… Dans les usines cetainEs refont 36 avec cartes, boules, accordéon…
* « La récréation est finie » (De Gaulle, 24 Mai 1968)… mais la grève continue
Jusqu’à présent De Gaulle s’est tu ; il a laissé les ministres et, en particulier, le premier, Pompidou, face aux difficultés de l’état. Le 24, il parle, proposant un plébiscite avec menace de guerre civile s’il est désavoué.
La gendarmerie a reçu le renfort de 10 000 réservistes le 16 Mai et le ministre des postes et télécommunications, Guéna, vient de supprimer les fréquences des radiotéléphones des journalistes de RTL et Europe 1, accusés d’informer les manifestants et/ou d’inciter indirectement à participer aux émeutes (il faut dire que les appareils de radio, dits "transistors", passent de mains en mains, nuit et jour, parmi les manifestants et que l’on n’écoute pas la radio étatique, hautement contrôlée par la censure gouvernementale, l’ORTF). Les journalistes de ces stations utiliseront alors les lignes téléphoniques de particuliers.
Le 24 Mai les rues sont bondées de manifestants.
L’interdiction de séjour en France de Daniel Cohn-Bendit, parti en "tournée révolutionnaire" européenne le 22 Mai, va ranimer la fougue des manifestants étudiants auxquels se joindront, entre autres, nombre d’ouvriers défiant la CGT qui entend faire cavalier seul pour peser sur l’ouverture de négociations avec le gouvernement.
Au soir du 24 Mai, des émeutes éclatent en plusieurs points du territoire (Lyon, Strasbourg, Paris, Nantes ; Bordeaux le 25 [énorme nuit d’émeutes]) : partout des banderoles en soutien à Cohn-Bendit : « Nous sommes tous des Juifs allemands ! (allusion aux injures scandaleuses à l’encontre de Cohn-Bendit, issues essentiellement des rangs staliniens) et « Les frontières on s’en fout !».
Il faut souligner qu’à Paris la Bourse sera saccagée et en partie incendiée, deux commissariats totalement mis à sac (Odéon et Beaubourg) et des cars et voitures de police brûlés…
A Lyon, un camion, lâché par les milliers d’émeutiers affrontant la police, écrase un commissaire de police.
Ce seront les plus longues "nuits des barricades". Bilan : 2 morts officiels, 500 blessés hospitalisés dont 144 dans un état qualifié de grave.
Fouchet, ministre de l’intérieur, et les dirigeants du PCF stigmatiseront « la Pègre » (titre d’une chanson chantée par Dominique Grange et dont le refrain proclame « Nous sommes tous des Juifs allemands !»)
Il y a plus de cent manifs en France entre le 22 et le 26 Mai…
Nous n’en finirions pas de citer les groupes et "catégories" dans lesquels une majorité, sinon une forte proportion d’individus, alors en grève illimitée, contestaient - hors théorie mais avec parfois une lucidité et une radicalités d’une ampleur inédite - le monde qu’il subissaient et la vie que le capital leur avait imposée ou qu’ils avaient acceptée par facilité, obéissance ou résignation, des instituteurs aux fossoyeurs, en passant par les cadres, les publicitaires, les musiciens professionnels et les footballeurs… L’heure était à l’urgence de vivre, à la contestation du travail et de toutes les hiérarchies, « au vivre sans temps mort, jouir sans entrave ».
Quant aux étrangers présents en France, citons une fois encore René Viénet : « Rarement tant de drapeaux nationaux furent brûlés par tant d’étrangers résolus à en finir une fois pour toutes avec les symboles d’état, avant d’en finir avec les états eux-mêmes. Le gouvernement français sut répondre à cet internationalisme en livrant aux prisons de tous les pays les Espagnols, les Iraniens, les Tunisiens, les Portugais, les Africains et tous ceux qui rêvaient en France d’une liberté interdite chez eux »… Sans commentaire, sachant la nature des régimes dans les pays cités. Pour mémoire plus d’un millier seront expulsés et le gouvernement ne se privera pas de dénoncer le « complot venu de l’étranger »
Le 25 Mai, c’est le début des négociations entre le gouvernement, le patronat et les syndicats ; cela se déroule au ministère des affaires sociales, rue de Grenelle à Paris (3 membres du gouvernement [Pompidou, premier ministre, Jeanneney, ministre des affaires sociales, Chirac, secrétaire d’état à l’emploi] - 11 représentants patronaux [CNPF et PME] - 32 représentants syndicaux [CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC, FEN]).
Prudemment les syndicats (tandis que les tensions entre CFDT et CGT sont importantes) - compte tenu de l’état d’esprit de la "base" - précisent d’entrée qu’ils doivent rendre compte aux grévistes des négociations et qu’ils ne sont pas mandatés pour signer un accord définitif.
Le document élaboré par les "partenaires sociaux" est désigné historiquement sous le nom d’ "accords de Grenelle", il est vague sur bien des points, incomplet ; tout au plus, il promet une augmentation des salaires dans l’industrie privée de 7% immédiatement et 3% trois mois plus tard, de porter le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) de 2,22 F à 3 F, de réduire de 5% le ticket modérateur pour les soins médicaux ; les jours de grève seront récupérables en heures supplémentaires et ne seront donc pas payées, les grévistes recevant simplement une avance de la moitié du total de ces heures. Enfin, le gouvernement promet de faire voter une loi sur "l’exercice du droit syndical dans l’entreprise" (texte proposé par la CFDT et FO). Une rencontre discrète Pompidou-Séguy avait eu lieu le 26 au matin…
Le 27 Mai la poursuite de la grève est votée à l’unanimité dans les grandes entreprises (Sud-Aviation, Renault Flins et Sandouville, Citroën, Berliet, Rhodiaceta…). Le mandat des comités de grève est rappelé pour d’éventuelles négociations.
Sur l’île Seguin aux usines Renault-Billancourt, Jeanson de la CFDT est applaudi tandis qu’il souligne son approbation de la poursuite du mouvement et la nécessaire solidarité ouvriers-étudiants-lycéens; Séguy, après l’intervention de Frachon (CGT) vantant les avantages des accords de Grenelle pour la classe ouvrière, d’abord sifflé et hué doit alors conclure son discours par les mots : « Si j’en juge par ce que j’entends, vous ne vous laisserez pas faire » - grand moment de stratégie manipulatoire et de renversement de situation…
Il est évident que les grévistes ont compris que les miettes matérielles concédées par les « accords de Grenelle » seraient vite englouties par l’inflation et la hausse des prix. C’est un changement de société, un renversement politiques qui sont à l’ordre du jour.
A côté des CCG (comités centraux de grève) dans les villes, qui se considèrent comme des organes provisoires se substituant aux structures administratives locales, des CA (comités d’action), à l’image des CAL (comités d’action lycéens), se développent un peu partout ; ils défendent en principe l’indépendance politique et la démocratie révolutionnaire. Ces comités d’action sont créés le plus souvent à l’initiative des groupes d’extrême gauche mais ils regroupent aussi un grand nombre "d’inorganisés" qui assisteront aux rivalités de pouvoir entre personnes et groupes et aux querelles idéologiques. L’unification de ces CA sera impossible à l’échelle nationale, malgré l’objectif avoué d’un "double pouvoir" vers une société "socialiste". L’avant-gardisme comme stratégie des groupes d’extrême gauche autoritaires apparaît d’une manière flagrante comme un leurre et un déni de démocratie réelle (au sens étymologique) ; les "idiots utiles", non militants de groupuscules, se révèlent souvent très lucides et critiquent durement manipulateurs et récupérateurs, fussent-ils d’extrême gauche.
L’UNEF appelle à des manifs partout en France pour le 27 Mai et convoque le même jour à un grand rassemblement au stade Charlety à Paris (60 000 personnes) ; ce meeting se veut révolutionnaire, il regroupe en une partie de l’extrême gauche et des « leaders » politiques (Mendès-France du PSU, des membres de la FGDS [fédération de la gauche démocrate et socialiste qui deviendra le PS], entre autres…) en dehors du PCF et de la CGT. Certains groupes d’extrême gauche, le "Mouvement du 22 Mars" ainsi que les "Enragés", Situationnistes et évidemment les révolutionnaires indépendants lucides ne mettront pas les pieds à Charlety.
Le 30 Mai il n’est plus question de créer un "grand parti révolutionnaire", comme il en était question au moment de (et un peu avant) "Charlety".
Lorsque le PSU annonce qu’il présentera des candidats aux élections législatives, « élections - piège à cons » devient « élections – trahisons » (ultérieurement on verra fleurir « élections – piège à moutons » et encore aujourd’hui, sous le dessin d’un mouton, la phrase « dessine-moi un électeur » se rencontre dans des publications ou sur des affiches anarchistes).
Les 29 et 30 Mai plus de 500 000 personnes manifestent en France tandis que les appareils politiques et syndicaux de gauche essaient de trouver un accord de gouvernement visant à prendre la relève du gaullisme apparemment condamné. Le nom de Mendès-France est avancé, tandis que le PCF n’entend pas se contenter de miettes. Dans la coulisse Mitterrand fourbit les armes de sa stratégie…
De Gaulle, un moment découragé, se décide à frapper fort. Il part d’abord secrètement à Baden-Baden en Allemagne le 29 Mai où il rencontre le général Massu, commandant du corps expéditionnaire français en zone allemande occupée et tortionnaire des combattants algériens pour l’indépendance, ainsi que les plus importants responsables militaires des divisions opérationnelles en France. Inutile de développer avec quelles intentions… Dans les ministères et les partis de droite on évoque l’imminence du danger communiste et la nécessité d’une résistance armée.
Le 30 Mai, le discours de De Gaulle est pour le moins musclé ; il déclare se maintenir au pouvoir, renoncer au référendum et annonce la dissolution de l’assemblée nationale.
Peu de temps après, une manifestation de la droite et de l’extrême droite (avec service d’ordre armé) en soutien au régime en place et à l’état, affirmant les positions les plus réactionnaires et les plus ignobles (on entendra des slogans comme « Cohn-Bendit à Dachau !»…) rassemble jusqu’à 800 000 personnes place de La Concorde.
A gauche on appelle à des manifs unitaires ; elles n’auront lieu qu’en province.
Dans cinquante villes environ de province, il y aura des manifestations pro-gouvernementales, les jours suivants (cortèges importants à Reims, Caen, Lyon, Lille et Marseille).
* La face "versaillaise" de l’ordre bourgeois
Dans les villes, fachos, militants des CDR et du SAC multiplient les agressions (Le SAC : service d’action civique [créé en 1958, c’est une police politique parallèle non officielle, bref une milice qui comporte d’authentiques malfrats, assurant le service d’ordre gaulliste et la protection des « personnalités ». Ses membres sont armés et ont une carte rappelant étrangement celle des policiers officiels ; ces attributs leur permettront de commettre exactions et abus de pouvoir en se faisant passer pour d’authentiques flics. Le triste Foccart dirige en sous-main cette organisation plus que trouble… En 1968 elle compte 12 000 personnes qui n’ont qu’une idée "liquider les rouges"; ses chefs créeront les CDR en Mai 68, plus "présentables", qui comptent, quant à eux, 45 000 personnes en juin 1968 et qui appelleront à constituer des "comités de vigilance").
SM (sécurité militaire), RG (renseignements généraux) et DST (direction de la surveillance du territoire) ne chôment pas…
Chez les gardes mobiles et les CRS, les critiques au gouvernement concernent sa "mollesse" face aux manifestantEs…
Il convient de préciser que dès le 11 Mai Messmer ministre des armées a décidé sur ordre du premier ministre de mettre en alerte des unités de l’armée. Cette même armée qui se prêtera au rôle de "briseuse de grève" en assurant le contrôle aérien et les transports dits "prioritaires" (courrier et personnes) ainsi que les services de voierie, les transports en commun, le contrôle douanier et même l’inhumation des morts. La garde des émetteurs de l’ORTF échoit également à l’armée en appui à la gendarmerie. Le 30 Mai, des chars convergent vers Paris ainsi que des automitrailleuses ; des troupes sont mobilisées autour de Paris (à l’ouest de Versailles et à Satory où furent enfermés tant de Communards, dont Louise Michel - et où tant furent fusillés -, tout un symbole…)
Un fort courant d’extrême droite existe chez les sous-officiers et chez certains officiers supérieurs ; des contacts sont pris avec des civils nostalgiques de l’Algérie française et de l’OAS et des membres des divers corps de police et gendarmerie. Des groupes de combat sont formés à Paris, Marseille, Grenoble et Lyon. Ils sont prêts pour un coup d’état militaire entre le 24 et le 27 Mai. Le risque de guerre civile n’est alors pas négligeable… Le gouvernement s’en inquiète ainsi que les gaullistes modérés. Ils réussiront à désamorcer la situation et à isoler les tendances d’extrême droite. Il a été promis à l’extrême droite une accélération des mesures de grâce et d’amnistie au bénéfices des militants de l’OAS à condition qu’elle intègre avec ses "troupes" le CNAC (comité national d’action civique) gaulliste ou les CDR.
Alain Delale et Gilles Ragache évoquent le livre de Patrice Chéroff : « B. comme Barbouzes » dans lequel il est fait mention qu’à compter du 23 Mai et jusqu’à la mi-juin, d’anciens sous-officiers parachutistes donnent des « cours accélérés de guérilla urbaine » à des cadres du SAC, que d’anciens légionnaires sont sollicités pour intégrer, moyennant finance, des milices et « groupes civiques ». Parallèlement, des groupes de combat se tiennent prêts dans plusieurs villes de province ; ils disposent de stocks d’armes, d’émetteurs-récepteurs, de véhicules, planqués dans des endroits isolés, achetés il y a longtemps (on retrouvera même, en Isère, dans une ferme, des cellules prévues pour l’incarcération et l’interrogatoire d’éventuels prisonniers politiques…).
On devait apprendre en 1974 (Libération, Le Canard Enchaîné et Le Nouvel Observateur), que La DST aurait fourni aux responsables du SAC des listes (52 400 personnes dans 41 villes) de militants de gauche, d’extrême, gauche , de syndicalistes et de révolutionnaires (parfois de simples abonnés à des revues critiques) qui devaient être arrêtées par des commandos et transportées dans des véhicules réquisitionnés (exemple autobus…) puis parqués dans des stades. On appelle cela une rafle ! Alain Delale et Gilles Ragache, toujours eux, rappellent opportunément que cette « opération » était du même ordre que la rafle des Juifs, enfermés au vélodrome d’hiver parisien (vél. d’hiv.) par la police française en 1942 pour le compte des nazis ; mais également celle réalisée par le "régime des colonels" en Grèce, au stade olympique d’Athènes, en 1967 ainsi que les "regroupements" meurtriers dans les stades chiliens, au moment du coup d’état fasciste de Pinochet, en 1973.
Ce projet, régulièrement repoussé, sera annulé par Foccart le 29 Mai.
* Une "normalisation" difficile…
Alors que les grévistes qui « paralysent le pays » ont rejeté les "accords de Grenelle", le 31 Mai tous les partis politiques ont accepté de participer aux prochaines élections législatives annoncées par De Gaulle.
Les syndicats ayant abandonné l’idée de nouvelles négociations nationales, réclament l’ouverture de négociations de branches. Le gouvernement exige, quant à lui, un arrêt immédiat de la grève dans les services publics : énergie, transports, communications en priorité. Les flics vont intervenir dans ces secteurs dans toutes les grandes villes pour virer les occupantEs, débloquer les entrées, protéger le travail éventuel des jaunes…
Malgré les habituelles "consignes de modération syndicales" des heurts ont lieu à Dijon, Nancy, Metz, Nancy, Rennes.
Chez les agriculteurs, à partir du 31 Mai éclatent des mouvements très durs, le système capitaliste fondé sur le seul profit est parfois mis en cause. A partir du 4 Juin la baisse des revenus agricoles, les difficultés, voire l’impossibilité de vendre la production, entraîne des réactions violentes, y compris parfois contre les grévistes ouvriers. On verra des tonnes de fruits et légumes déversés sur les routes et nombre de réactions de désespoir de petits producteurs agricoles…
Le monde agricole utilise les mêmes méthodes de lutte que les grévistes et révolutionnaires, c'est-à-dire l’action directe avec blocages, attaque des bâtiments publics, barrages routiers, …
La Bretagne et le sud-ouest mais également les Pyrénées orientales et le Roussillon seront le théâtre des actions les plus radicales. Les accrochages dureront quasiment jusqu’à la mi-Juillet.
Tenté au début du mouvement par une alliance forte avec les mouvements étudiant et ouvrier, les agriculteurs refusèrent dans leur majorité que telle expérience se prolonge. Certains, simplement, ne purent (isolement, positions minoritaires) aller au bout de leurs convictions.
Les directions nationales de la FNSEA (fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et du MODEF (mouvement de défense de l’exploitation familiale) furent fortement contestées et, souvent, à cause de leur "réformisme". Cependant, les militants paysans les plus proches des courants révolutionnaires (on les appela les « minoritaires socialistes ») devaient se regrouper dans l’été 68 et fonder ultérieurement le groupe très actif des "Paysans-Travailleurs".
Officiellement, les "événements" de Mai dans le monde paysans firent trois morts dont deux agriculteurs.
La reprise du travail va se révéler difficile. Il nous est impossible ici de détailler les multiples événements conduisant au processus de "normalisation" que le pouvoir et ses divers alliés eurent du mal à mener à son terme.
A partir du 6 juin la reprise du travail eut lieu dans les secteurs de l’assurance et de la banque.
La CGT, en particulier, fit son possible pour briser la grève. Ce fut le cas à la SNCF où la reprise eut lieu le 6 Juin, mais également aux P&T et à la RATP (votes falsifiés, fausses infos en faisant croire dans tel endroit que dans les autres centres de l’entreprise la grève avait cessé…).
A France-Inter sur intervention des CRS, ce même jour, les te